Kantorowicz, juif et nazi ? (Heidegger, les intellectuels et le nazisme)

Publié le par JP

 

Kantorowicz, juif et nazi ?
(Heidegger, les intellectuels et le nazisme)

 

 

"Le nazisme attira nombre d'intellectuels. Il fut salué avec faveur, à ses débuts du moins, par de grands esprits, y compris la majorité des Prix Nobel allemands. Parmi les premiers compagnons de route du nazisme figurent quelques personnalités éminentes comme le grand historien du Moyen Âge Ernst Kantorowicz, juif, homosexuel et athée."

(citation du site historique Hérodote http://www.herodote.net/dossiers/evenement.php?jour=19231109)

 

Le parcours politique invraisemblable du génial historien Ernst Kantorowicz, juif, homosexuel et pourtant compagnon de route du nazisme avant 1933, n'est pas un cas isolé et doit nous amener à réfléchir sur l'image qu'avait Hitler à cette époque.

 

En lisant la biographie de Kantorowicz par A.Boureau, on s'aperçoit en effet avec stupeur qu'il lui fallut attendre 1933 et son éviction de l'université pour prendre conscience du caractère antisémite du régime, lequel apparut longtemps aux contemporains comme une ineptie (voir L'antisémitisme, insulte au sens commun (Arendt)).     Preuve de cet aveuglement, lorsque Kantorowicz est sommé de quitter son poste pour cause de judéïté, il rédige une lettre de protestation où il assure être un partisan ardent de la révolution nationale :

 

"Malgré mon ascendance juive, (...) il me semblait que je n'aurais pas besoin de garanties pour attester de mes sentiments en faveur d'une Allemagne réorientée dans un sens national ; il me semblait que mon attitude fondamentalement enthousiaste envers un Reich dirigé en un sens national, allait bien au-delà de l'attitude commune."

(cité par A.Boureau, "Histoires d'un historien", in Kantorowicz, Oeuvres, Galimard Quarto p.1233) 

 

"Ce texte", commente  A.Boureau, "met mal à l'aise le lecteur : en 33 Kantorowicz partage le vocabulaire de ceux qui l'excluent. L'historien apparaît ici comme un réactionnaire nationaliste que seule sa judéité rejette malgré lui de la dérive nazie."

 

Ce malaise qui nous saisit tout autant à la lecture de certains textes de Heidegger datant de la même époque ne doit cependant pas nous faire fustiger une hypothétique faiblesse de la nature humaine, qui seraient particulièrement présente chez les intellectuels, mais demande au contraire qu’on analyse la situation avec sang-froid. Kantorowicz n’était manifestement pas « nazi » au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Il faut donc essayer de comprendre ce qui a bien pu chez Hitler séduire autant d'hommes intelligents et sans lien avec l'antisémitisme. 

Seule explication possible à nos yeux : l'image de Hitler avant 1933 n'avait sans doute rien à voir avec celle que nous connaissons aujourd'hui rétrospectivement. Si un intellectuel juif et homosexuel a pu encourager de ses vœux la révolution nationale, c'est forcément que Hitler n'était pas encore perçu comme foncièrement antisémite, et donc que Mein Kampf n’avait été pris au sérieux par personne - aveuglement que les nazis eux-mêmes ont encouragé pour s'assurer le plus de soutien possible (lire l'article Hitler menteur (Heidegger et Mein Kampf)). Mais alors, pourquoi avoir soutenu Hitler?

Revenons dans les années 20. Le cas de Kantorowicz est emblématique du climat intellectuel de l'entre-deux-guerres : révolutionnaire et bohème, bref anti-bourgeois. Après la première guerre mondiale, l’Allemagne est encore le pays du déchaînement romantique. Les valeurs de la société puritaine sont attaquées de toute part : libération sexuelle, émancipation des femmes, des homosexuels, etc. On rêve d’un nouveau monde construit sur les ruines de l’ancien. 

Or le nationalisme en Allemagne participe paradoxalement de ce mouvement progressiste qui agite l'Europe. C'est que le terme de nationalisme n'était pas du tout mal vu comme en France, au contraire, vu que leur nation après la guerre de 14-18 n'existait pour ainsi dire plus. Les Français, avec Clémenceau, avaient en effet voulu démanteler l'Allemagne une fois pour toutes. Aussi le « germanisme » était-il une notion romantique, et malheureusement aussi un certain antisémitisme, les Juifs ayant été souvent assimilés à la bourgeoisie.

On voit
ainsi dans quelle ébullition et en même temps confusion se trouvait alors la vie intellectuelle allemande. De notre point de vue, on peut parler d'une inversion des valeurs. Par exemple, c'est la gauche qui défendait alors les vieilles valeurs traditionnelles comme celle de la famille. Le génie ou le cynisme de Hitler a été d’unifier dans sa propagande toutes ces tendances progressistes et révolutionnaires disparates : socialisme, nationalisme, antichristianisme, antiparlementarisme (d'où la figure on ne peut plus romantique du "Fürher", le guide spirituel qui dépasse les partis), etc.

 

Hitler en effet, on l'oublie trop souvent, ne partageait aucune des idées qu’il exploitait pour sa propagande. Le nazisme n’avait pas de pensée à lui. Il s’est contenté de récupérer les idées à la mode et de les détourner en vue de son projet véritable : l’épuration génétique de l’humanité. Il se faisait même passer pour un pacifiste (voir Hitler menteur (Heidegger et Mein Kampf)).

C'est ainsi seulement en prenant la mesure de l'incroyable imbroglio de la vie intellectuelle allemande de l'époque qu'on peut comprendre que de brillants esprits aient pu se laisser prendre à la très efficace propagande révolutionnaire de Hitler. Voir Heidegger, Céline, Kantorowicz... - Les intellectuels et le nazisme (2) 

 

voir aussi

Hitler vu par ses contemporains un article du site d'histoire "Hérodote"

Hitler menteur (Heidegger et Mein Kampf) 
Céline nazi ? 

L'antisémitisme, insulte au sens commun (Arendt)

Heidegger contre le nazisme : les textes.
Heidegger : le dérapage de la polémique 
Penser Auschwitz avec Arendt et Heidegger 
Discours du Rectorat : "Heidegger platonicien" par J.Taminiaux

 

 

 

Publié dans Le "cas Heidegger".

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A
Jamais rien lu d'aussi stupide ! Hitler a écrit Mein Kampf en 1925 et en 1933 il était déjà édité à des centaines de milliers d'exemplaires et ce qu'on y lit sur les juifs est sans ambiguïté.<br /> <br /> Et si Kantorowicz, que vous taxez de juif (comme les nazis...) ne se sentait pas et ne se voulait pas juif "malgré son ascendance" comme il le déplore lui-même ? Il n'aurait été ni le premier ni le seul.
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A
Kantorowicz n'était certes pas nazi comme Heidegger qui appelait à l'extermination des ennemis de la race germanique...<br /> <br /> Autant Kanto n'a vraisemblablement pas compris ce qui se tramait autant Heidegger était parfaitement au courant puisqu'il en fût l'un des artisans les plus zélés et fanatiques.
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D
Et voilà que tous heideggeriens qu'ils sont, ils prennent la défense d'A. Hitler...
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J
oui, sans aucun doute. Arendt parle d'ailleurs du lien qui existe entre totalitarisme et fanatisme de l'histoire. Le but en soi a moins d'importance que de savoir si on participe au mouvement de l'histoire, au "progrès". Mais où va ce processus qui nécessite l'extermination d'une classe sociale ou biologique entière? Personne ne sait. En fait c'est un mouvemnt qui n'a pas vocation à s'arrêter. Hitler prévoyait d'exterminer toujours plus avec des critères sélectifs encore plus absurdes après la victoire, et ce dans sa propre population.
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R
jp : je crois qu'on peut lui accorder, comme "motif", très tôt, un sens aigu de l'histoire, et plus particulièrement il s'est donné très tôt comme "but" de rester à tout jamais dans celle-ci. Je serais tenté de dire que son antisémitisme, et sa mission d'épuration génétique de l'occident vient APRèS cette envie d'être dans l'histoire, comme moyen. Mais c'est qu'un hypothèse.
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